
Roland Chopard, Parmi les méandres. Cinq méditations d’écriture, avec trois illustrations de l’auteur, L’Atelier du Grand Tétras, Mont-de-Laval (25), printemps 2020, 96 pages, 13€, ISBN : 978-2-37531-055-7. « Certains mots existent pour en cacher d’autres qui ne viendront jamais affleurer à la surface. L’essentiel est que l’oubli soit possible. » D’il-lui, antenne d’un pli de solitude, entité saturnienne s’avouant volontiers taciturne, nous ne saurons rien, ou si peu, tant il n’est pas de ceux qui s’encensent à bon compte, se mettent en avant ni se plaisent à se livrer, adepte du « non paraître » des chatoiements abstraits de la braise sous la cendre ce qu’il offre ici est d’un ordre plus monacal, l’ascèse cérébrale d’une sorte d’astrophysicien du Verbe, une disposition, une recherche, une mise à distance à hauteur d’une exégèse appliquée à soi-même, la main courante d’une « écriture en marche », l’anatomisation focale d’une passion fixe, une entomologie du feu alchimique poussée à la proue du retranchement, une omniabsence fondamentale à ce qui écarte de la Recherche, une concentration sur la tension comme penchant naturel, l’œuvre au vide d’un taiseux ravi de longue date aux préoccupations « mercantiles, parasitaires voire obscurantistes », autant dire un homme libre, apolitiquement accompli, stabilisé dans l’Outside. Il découle de fait que ce corpus de cinq « méditations d’écriture » poétiquement blanches – blanches comme l’est un trou noir chez Blanchot, Michaux ou Samuel – se décline quasi cliniquement à la faveur d’un long monologue de la méthode pour ainsi dire enté aux méandres du néant et exerce à la lecture un pouvoir de fascination comparable à une douleur exquise, aussi prégnante qu’insituable, sensations voisines d’une préscience de la mort, expérience évocatrice de quelque évanouissement de la réalité sur elle-même requérant une confiance sans limite en ce qui vous entraînant vous happe, de l’ordre d’une révélation par paliers semblable aux phases de quelque Grand Œuvre. Si la littérature – « ce métier d’obscurité et même d’ignorance » – n’est pas une science exacte, que dire des gouffres et glissements que le Poème affectionne, dont la réalité volatile échappe délibérément aux mots tout en leur octroyant une aura qu’elle seule (la poésie) serait susceptible de leur conférer, comment l’exprimer sans risquer de dissiper le mirage ? À l’aide de quels vocables aborder le vide souverain, atteindre le bond essentiel plutôt que la terre ferme d’une destination meuble tandis qu’ « un décentrement salutaire rejette toute facilité du style », celui-ci serait-il « un passage en force du langage par l’écriture », « combien de biffures ont été nécessaires pour maîtriser peu à peu le flot et pénétrer dans ce dédale sans mettre au (à) jour l’archéologie de ces multiples entrelacs » ? C’est à cheval sur les opposés que Roland Chopard s’enfonce dans les sables mouvants des abstractions de la page blanche, flirte avec la tentation à la naissance des germinations mortellement fuyantes, prend son assiette et s’ermite dans les vapeurs sans forme à mi chemin de la frustration et de l’extase, offrant aux appelés la vision pénétrante du difficile parcours qui les attend et pour lesquels cet organe de méditation et « propriété créative » – « fruit d’une exigence : d’une éthique autant que d’une esthétique » – pourrait s’avérer constituer un point d’appui fondamental dès l’instant où « dans un emportement inévitable, (de) multiples sollicitations se présentent. » Suivre Roland Chopard dans les méandres de la cécité exige un sixième sens autant qu’une endurance de coureur de fond tant il est des lieux où l’on ne peut accéder que seul, sans témoin ni spectateur, avec pour seule ressource sa propre foi, les yeux de l’intérieur et le silence pour compagnie ouvrant le chemin en résonance de ceux qui avant nous s’y sont aventurés, faisant de leur soif une quête sans fond. En matière de mots comme en art la vérité absolue n’existe pas. Lieux atemporels de l’étreinte sans nom, continent inconnu du Livre qui s’écrit par effacement dans les ruines de l’apparition, voyances femelles et voyelles mâles qui s’androgynent dans le désert consonnant d’une forêt de possibilités, voyages immobiles à la chaise à aimer des succédanés de formes futures bien qu’ancré soi-même à la poussière par une maïeutique du monologue : du corps ne subsiste que l’équilibre précaire de l’équipage de l’œil et de la main tissant des liens invisibles avec l’esprit saint d’une forme d’intelligence sous-marine qui n’accèderait au grand jour de la surface que par l’écrit. Travail de l’éther d’où le mot nu surgissant du magma sans forme seul face aux concessions tombe dans la langue, s’accorde plus ou moins à la volonté, ainsi articulé aux anecdotes le Rien aux intentions se frotte et se foutre, s’édulcore et se charbonne. Que reste-t-il à dire lorsque le flux des événements cède devant la démarche et que du corps ne subsistent plus que ce tango de l’œil et de la main, le gué, « l’embuscade », l’observation des oiseaux par-delà le mur du son seul à seul désossé face à la Recherche qu’aucun mot ne satisfait – « au risque de ne plus exister » ? Écrire ici ne dit pas, l’image n’affleurant qu’en aveugle suggère d’autres réalités, qui à leur tour se dérobent, et si partout méandrent nulle part abouties, s’apprécient sans impatience. Le luminaire de l’œil et l’effraction volatile de la main par fibrillation amoureuse piègent « une combinaison de bribes de sens implicites dans la langue déployée », offrent l’accès à « une loi diffuse qui le précipite là où rien, désormais, ne devrait plus se perdre », subtilisent aux gouffres de brefs aperçus, sentiers coulés qu’immédiatement guette une posture neuve ou ancienne à valeur nulle et avérée tombée net dans les années viriles données pour mortes où tant de sollicitude s’affaire au mieux ennemi du bien. Du cri inaugural à la conquête du langage en passant par toutes les explorations et les expériences, les ravissements et les décompensations, ramener dans l’âtre, d’une conscience hors de soi, les atomes d’un sens à revisiter. La lucidité prend le pas sur l’euphorie. L’atonalité sied à la contemplation abstraite. Les objets sortent du champ. L’ego recule. Les échecs, les impasses, prennent de la hauteur. L’inanité est un phare solide dans...
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