
Emmanuel Carrère, Yoga, P.O.L, septembre 2020, 400 pages, 22 €, ISBN : 978-2-8180-5138-2. Publié lors du grand lâché rituel de livres qu’on nomme communément « la-rentrée-littéraire », Yoga d’Emmanuel Carrère condense avec sûreté et cynisme ou plutôt la sûreté du cynisme l’ensemble des stéréotypes éculés, tant du point de vue de l’écriture que de la manière dont on aborde certaines questions. On pourrait me demander alors : pourquoi traiter de cet écrivant, ce faiseur de livres inconsistants ? Et pourquoi avoir perdu ainsi mon temps à lire ça* ? Les bons livres qui mériteraient d’être lus et promus ne manquent pas ! D’abord il s’agissait pour moi d’aller voir du côté des livres commerciaux ; ou plus précisément de cette catégorie de livres et d’écrivains qui se présentent ou sont présentés comme littéraires. S’aventurer de l’autre côté du miroir de la représentation médiatique dominante. Carrère, comme beaucoup d’autres, jouit d’un certain prestige dû peut-être aux livres précédents. Plus sûrement à l’éditeur qui publie ses logorrhées : P.O.L, permettant à notre écrivant de profiter du capital symbolique de la maison – considérée par beaucoup (et parfois à juste titre) – comme une maison exigeante du point de vue littéraire. Si l’on enlevait ce vernis, celui de la couverture P.O.L, Yoga ne vaudra pas mieux que nombre de publications à visée commerciale**, on en ferait une œuvre n’ayant pas plus de valeur que celle d’un Musso ou Marc Lévy, avec l’avantage pour ces deux-là de ne pas se cacher derrière des prétentions soi-disant littéraires. Ajoutons à cela le danger que constituent les thèses développées par Carrère dans ce livre ; au vu des relais médiatiques dont il dispose, du nombre de ventes qu’il accumule, je crois qu’il faut prendre au sérieux les bêtises qu’il débite. « Un livre qui [fait] un carton » Répété à plusieurs reprises ce que nous nommerons le vœu (pour ne pas dire l’intention) de Carrère en écrivant ce livre est de faire l’éloge du yoga, en tant que pratique. L’idée de départ, selon ses dires, avait été d’écrire un petit livre « souriant et subtil sur le yoga ; refus de l’éditeur… Je vous passe les plaintes et les jérémiades – maintes fois réitérées – comment peut-on, ose-t-on ainsi faire barrage à son « génie »… commercial. « Et en plus, me disais-je en mon avide for intérieur, énormément de gens font du yoga aujourd’hui, énormément de gens seraient contents de mieux savoir ce qu’ils font en faisant du yoga : c’est un livre qui peut faire un carton. » Sortie de son contexte, la citation peut être lue comme de l’ironie ou du sarcasme, mais à y regarder de plus près ou de plus loin – du point de l’ensemble du livre – et de ce qu’il nous raconte, la perspective peut être aisément déchiffrable : se lover dans cette vague du « développement personnel » advenue depuis quelques années déjà. Difficile d’en donner une définition satisfaisante ici, mais nous dirons qu’il s’agit d’un amalgame douteux de divers courants de pensée (psychologie, philosophie, religions, etc.) et qui vend (à qui y met les moyens financiers) une prétendue connaissance de soi. Depuis pas mal d’années, les élucubrations du développement personnel sont utilisées en entreprise pour domestiquer… pardon « manager » salarié·es et employé·es, donnant ce que l’on nomme aujourd’hui : « happiness officer» [responsable du bonheur]. Certaines pratiques de ce « développement personnel » empruntent quelques éléments au bouddhisme ; la pratique du yoga et la « méditation pleine conscience » notamment. «… ce que j’étais parti pour dire, ce qui devrait sous-tendre mon récit, ce que ses lecteurs devraient en retenir, c’est tout simplement que la méditation, c’est bien. Que le yoga, c’est bien. On ne m’a pas attendu pour le dire, je sais. Simplement, je m’apprête à le dire d’une autre place, disons d’un autre rayon de librairie que celui du développement personnel. » Bien évidemment dans la posture qu’il veut se donner, et que lui donne une certaine presse, une adhésion aussi franche aux élucubrations du « développement personnel » n’est pas tenable pour « l’écrivain » (re)connu et qui ne cesse de relater, à longueur de pages, les interviews et les entrevues livrées ici ou là. Il s’agira pour notre égopathe de faire un pas de côté, de conserver un semblant de regard critique, de façade dirons-nous. « Elle travaille pour un magazine dédié au bien-être et au développement personnel, diffusant une vision positive de la vie selon laquelle, en gros, la pire tuile qui nous tombe dessus est en réalité une excellente chose : une occasion d’avancer et de devenir meilleur. (…) Elle voit bien ce que cette vulgate a de caricatural mais pense que la vision du monde qui la sous-tend est juste, et je suis assez d’accord avec elle. » Carrère nous parle de « Vulgate » pourtant il n’est pas en désaccord, et acquiesce même, aux thèses du « développement personnel ». On pourrait appeler ça un « doux oxymore ». Railler d’un côté cette « vulgate », les librairies New Age et leurs livres « laids » et « bêtes », tout en adhérant au fond des discours. Distinction de façade. Se distinguer, pour mieux se valoriser. Mais également, à mon sens, ménager la clientèle, le public cible pour le dire rapidement. Celles et ceux qui adhèrent au « développement personnel ». Classe moyenne mythologique (ou se vivant comme telle) qui, confrontée à la réification de toute chose et au fétichisme de la marchandise, trouve refuge dans ce charabia inconsistant. On ne mord pas la main d’un système qui vous a bien nourri, vous nourrit (et pour combien de temps encore ?) convenablement. Face à tout ça, se recroqueviller sur soi, non pas lutter pour que le monde soit à sa manière, mais travailler sur soi pour « s’adapter », se modeler soi-même pour entrer dans le moule de la concurrence acharnée. Et c’est ce lectorat que vise Carrère : occidental et solipsiste avide de traitements qui contrecarraient sa petite dépression, des œillères pour mieux regarder le monde dans et par son nombril. « L’orient créé par l’occident » Quand nous parlons d’occident et d’orient, ce sont avant tout des constructions que nous pointons. Étymologiquement le premier désigne ce qui tombe, l’autre ce qui se lève ; cela a été simplement appliqué au soleil. Il...
L’article [Chronique] Emmanuel Carrère, Yoga, par Ahmed Slama est apparu en premier sur Libr-critique.