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Il ne s’agit pas ici de mettre un signe égal entre le coronavirus et la peste, comme l’ont fait certains commentateurs. Il y a la différence considérable, que les phénomènes de peste au Moyen-âge, et certainement dans une large mesure en 1720, inexpliqués, dépassant l’entendement, relevaient de la « punition divine » Avec l’impuissance et la résignation – le fatum – qui s’en suivent, et la recherche d’un bouc émissaire. Tel n’est pas le cas du virus atroce qui s’abat sur le monde, parce qu’identifié, classé, nommé, voire, semble-t-il, sous certaines conditions, repoussé par traitement médical. Certains pays comme l’Allemagne, l’Autriche ou l’Irlande – si l’on considère le nombre de morts, certes important – semblent être en mesure de contenir la démesure. Contrairement aux pestes historiques dévastant tout, il apparaît de plus de plus clairement que le COVID 19 sévit massivement dans les pays où l’ensemble du système de santé est défaillant, ou très défaillant, parmi lesquels certains pays occidentaux. Ce propos est celui de Giovanni Maio, professeur d’éthique médicale et d’histoire de la médecine à l’Université de Freiburg (Arte Journal, 3 avril) : Les politiques de santé qui ont été menées depuis vingt ans en Occident, sont responsables de la situation actuelle. Et nous en subissons les conséquences aujourd’hui. Nous avons laissé l’économie décider de tout dans notre système de santé. C’est comme ça que l’on en est arrivé à réduire des postes et fermer des lits. On a organisé de façon délibérée la pénurie du personnel. Ce virus est arrivé à un moment où les systèmes de santé des pays occidentaux étaient déjà malades. L’analogie avec la peste paraît toutefois pertinente, quant au même flegme des autorités responsables de cités, de royaumes, de nations ou d’états de pays fédéraux, à anticiper, à prendre des décisions impératives, et les bonnes. L’ouvrage d’Antonin Artaud nous renseigne magistralement sur une méthode d’élaboration d’un art inédit et inouï (Le Théâtre de la cruauté) à partir de l’expérience mnésique de la peste et ses symptômes. Les descriptions historiques et médicales sont ligaturées à un phénomène psychique collectif, qui relève également de la culture, et induit des options de culture dans nos sociétés. En puisant dans l’énergie quasi illimitée de cette catastrophe, prélevée dans sa dimension fabuleuse – par transmutation, pour reprendre son terme – Artaud conçoit un art émancipateur. Il refoule une « culture qui n’a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie ». C’est un manifeste de la culture qui en découle, comme la préface du Théâtre et son double l’affirme d’emblée : « on peut commencer à tirer une idée de la culture, une idée qui est d’abord une protestation. Protestation contre le rétrécissement insensé que l’on impose à l’idée de culture en la réduisant à une sorte d’inconcevable Panthéon ; ce qui donne une idolâtrie de la culture, comme des religions idolâtres mettent leurs dieux dans leur Panthéon ». Rien d’étonnant à ce que ce chapitre débute par l’évocation d’un bateau, le Grand-Saint-Antoine. Le vaisseau est par excellence le véhicule des rêves et des mythes. La vie et l’histoire d’Antoine (son véritable prénom à l’état-civil) sont profondément ancrées dans celle des navires, et il est essentiel pour lui de fonder sa parole sur une expérience d’être traversé par plusieurs cultures (moyen-orientale, grecque et française pour commencer) dont il est le réceptacle. Fils d’armateur, le petit Antonin dessine des bateaux avant d’écrire des poèmes. Et c’est sur le paquebot de la French Line qui le conduit au Mexique, via La Habana, que le titre du livre lui vient enfin. À bord, il expédie à Jean Paulhan ce message : ce sera LE THÉATRE ET SON DOUBLE car le théâtre double la vie la vie double le vrai théâtre Ou encore le malheureux renvoi d’Irlande en septembre 1937 sur le paquebot Washington, suite à quoi il est débarqué au Havre, pour être sitôt interné en hôpital psychiatrique durant 9 ans. Le récit débute par l’évocation d’un rêve qui fait office d’augure. Peu avant, dans sa préface, Antonin Artaud met justement en relation les notions de culture et de rêve : « Si notre vie manque de soufre, c’est-à-dire d’une constante magie, c’est qu’il nous plaît de regarder nos actes et de nous perdre en considérations sur les formes rêvées de nos actes, au lieu d’être poussés par eux ». Voici comment le vice-roi de Sardaigne (qui était baron, en fait), poussé par un rêve, passe à l’acte ! Sous l’action du fléau, les cadres de la société se liquéfient. L’ordre tombe. Il assiste à toutes les déroutes de la morale, à toutes les débâcles de la psychologie, il entend en lui le murmure de ses humeurs, déchirées, en pleine défaite, et qui, dans une vertigineuse déperdition de matière, deviennent lourdes et se métamorphosent peu à peu en charbon. Est-il donc trop tard pour conjurer le fléau ? Même détruit, même annihilé et pulvérisé organiquement, et brûlé dans les moelles, il sait qu’on ne meurt pas dans les rêves, que la volonté y joue jusqu’à l’absurde, jusqu’à la négation du possible, jusqu’à une sorte de transmutation du mensonge dont on refait de la vérité. Il se réveille. Tous ces bruits de peste qui courent et ces miasmes d’un virus venu d’Orient, il saura se montrer capable de les éloigner. Un navire absent de Beyrouth depuis un mois, le Grand-Saint-Antoine, demande la passe et propose de débarquer. C’est alors qu’il donne l’ordre fou, l’ordre jugé délirant, absurde, imbécile et despotique par le peuple et par tout son entourage. Dare-dare, il dépêche vers le navire qu’il présume contaminé la barque du pilote et quelques hommes, avec l’ordre pour le Grand-Saint-Antoine d’avoir à virer de bord tout de suite, et de faire force de voiles hors de la ville, sous peine d’être coulé à coups de canon. La guerre contre la peste. L’autocrate n’y allait pas par quatre chemins. Il faut en passant remarquer la force particulière de l’influence que ce rêve exerça sur lui, puisqu’elle lui permit, malgré les sarcasmes de la foule et le scepticisme de son...
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