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Alfred Jarry, Ubu roi, dossier par François Mouttapa, Gallimard, collection Folio+Collège, n° 56, 2019, 192 pages, 2,90 €. [De Matthieu Gosztola, lire Alfred. Harry. Critique et sciences à l’aube du XXe siècle. Lire également : le dossier Joyeux Jarryversaire, et en particulier la présentation de l’ouvrage collectif dirigé par Patrick Besnier] Dans l’édition Folio+Collège de Cyrano de Bergerac, « Edmond Rostand [est] raconté par Sarah Bernhardt » : « […] Souvenez-vous de 1897… quelle année exceptionnelle ! Je crée votre Samaritaine et vous présente Coquelin qui incarne Cyrano quelques mois plus tard. Je ne suis pas dans la distribution, mais j’interpréterai Roxane à New York en 1900. La légende prétend même que, un soir, je me suis glissée dans le costume de votre héros pour une représentation exceptionnelle ! Car, oui, je peux tout jouer. Pour preuve, à ma demande, vous écrivez L’Aiglon : le personnage, le fils de Napoléon, a vingt ans quand j’en avoue cinquante-sept ; il est blond et je suis rousse comme l’incendie… mais vous savez bien que je fais des prodiges ! Vous avez instillé dans cette pièce les mêmes ingrédients que dans Cyrano : héroïsme, amour, fierté, guerre, mélancolie… c’est un succès, mais comment se remettre d’un triomphe aussi fulgurant et disproportionné que celui de Cyrano ? En 1901, c’est la consécration : vous êtes le plus jeune élu à l’Académie française et vous prononcez, pour votre entrée, un discours plein de panache. […] » Dans l’édition Folio+Collège de Roméo et Juliette, « William Shakespeare [est] raconté par son ami Richard Burbage » : « […] Entre 1590 et 1593, il écrit des pièces historiques et des comédies, comme Titus Andronicus, les trois parties d’Henri VI, Richard III, La Mégère apprivoisée. C’est à ce moment-là que nos destins se croisent et que nous nous lions d’amitié. Je suis célèbre depuis que j’ai vingt ans et j’interprète les grandes figures du théâtre élisabéthain, mais mes succès les plus notables, je les dois à William qui m’a donné les rôles-titres d’Hamlet, Othello, Richard III, Le Roi Lear, Roméo et Juliette. Quel répertoire ! En 1592, nous appartenons tous les deux à la troupe du Lord Chambellan et nous jouons devant la reine. […] » Qui fut Jarry ? Pour ne pas rompre, en une certaine manière, avec la – belle – convention de la collection Folio+Collège, donnons la parole à l’un de ses meilleurs amis, Eugène Demolder, qui écrit cette « notice » dans L’Art moderne (n° 11), en 1902 (Jarry mourra cinq ans plus tard) : « Alfred Jarry est un des écrivains les plus curieux de la nouvelle génération. Il y a un diable, un savant et un profond artiste dans ce petit Breton parisianisé, aux cheveux noirs, dont les yeux perçants et vifs scrutent avec ténacité et perspicacité les hommes et les choses, et dont la bouche esquisse des sourires si ironiques. Jeune encore, il a donné les choses les plus diverses et les plus inattendues, sautant de caricatures féroces, si puissantes qu’elles paraissent du Daumier écrit, à des phrases décrivant avec […] magnificence les temps néroniens. Son style fort, salé, énergique, – et, quand il le veut, d’un hermétisme rare, – jongle avec les brillants écus de Rabelais ou avec les médailles de bronze de Tacite. Jarry aime les marionnettes : il en a fabriqué de prodigieuses […]. Son premier livre parut en 1894 au Mercure de France : Les Minutes de sable mémorial. En 1895, la même librairie édita César Antéchrist(c’est là deux bouquins des plus curieux) et, en 1896, le fameux Ubu Roi, la sanglante et bouffonne satire du « pignouf » contemporain, la flagellante personnification de l’égoïsme bourgeois. Grand succès ! Armand Silvestre prôna Ubu. Le 10 décembre 1896 la pièce fut jouée au théâtre de l’Œuvre. Apothéose et scandale ! […] En 1897, Jarry publia au Mercure de France un livre bizarre : Les Jours et les Nuits, roman d’un déserteur, et, chez l’éditeur Fort, un recueil de nouvelles […] : L’Amour en visite. En 1899, le Mercure de France distribua un roman singulier tiré à un petit nombre d’exemplaires autographiés : L’Amour absolu.La Revue blanche réédita Ubu Roi en 1900 avec, en complément, Ubu enchaîné. Puis elle donna le beau roman Messaline où l’on trouve les pages […] les plus colorées qu’on ait écrites par ces temps de « quo vadisme » sur l’ancienne Rome. Enfin paraîtra […] un nouveau roman : Le Surmâle ; j’assure que le héros tient les promesses du titre. Entre-temps Jarry a publié en 1899 le Petit Almanach du Père Ubu et en 1901, chez Vollard, l’Almanach du Père Ubu pour le XXe siècle. Il a fondé avec Remy de Gourmont, en 1894, l’Ymagier, et collabora aux cinq premiers numéros. Jarry a donné des vers et de la prose à différents périodiques. Aujourd’hui, on remarque fort ses « Spéculations » et ses « Gestes » à la Revue blanche. L’homme « privé » est très habile pêcheur à la ligne, cycliste remarquable et adroit tireur » [Cf. Alastair Brotchie, Alfred Jarry, une vie pataphysique, traduit de l’anglais par Gilles Firmin, révision par Thieri Foulc (titre original : Alfred Jarry: A Pataphysical Life, MIT Press, 2011), Les Presses du réel, collection « Hors série », 2019.] Selon Alastair Brotchie, « [t]oute l’histoire culturelle du XXe siècle » reconnaîtra à Jarry un « rôle clé ». Parmi ses admirateurs (la liste est loin d’être exhaustive) : Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Filippo Tommaso Marinetti, Tristan Tzara, Louis Aragon, Antonin Artaud, André Breton, Robert Desnos, René Daumal, Julio Cortâzar, Eugène Ionesco, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Boris Vian, Umberto Eco, Italo Calvino, Georges Perec, William Burroughs, Philip K. Dick, Roberto Bolaño, Guy Debord, Pablo Picasso, Marcel Duchamp, Gilles Deleuze, Jean Baudrillard… Mais il est vrai que ce que l’on retient ordinairement de Jarry aujourd’hui, c’est Ubu. Inépuisable matière à glose, comme en témoigne le stimulant La philosophie d’Ubu de Daniel Accursi (Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, 1999). Ubu, c’est-à-dire Ubu roi (1896). Ubu cocu (1897), Ubu enchaîné (1900) et Ubu sur la Butte (1906) étant –...