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Suite à la première présentation du livre, voici la lecture lumineuse de Jean-Nicolas Clamanges – que nos Libr-lecteurs connaissent bien maintenant. Claude Favre, A.R.N. agencement répétitif névralgique_ voyou, éditions de la Revue des Ressources, février 2014, 146 pages, 10 euros, ISBN : 978-2-919128-07-5. [Ce volume reprend A.R.N. - que nous avons eu le bonheur de publier dans le dossier Claude Favre en 2013 - et Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre, développe Comme quoi un mot est un galop et propose Précipités]. Certains écrivains sont des sismographes : ils anticipent les désastres en voie de coagulation dans leur époque, et sans doute les précipitent au sens chimique du terme, voire en son sens historique, comme des accélérateurs. Précipités est d’ailleurs le titre de l’un des ensembles du recueil, et quant à l’accélération, un autre titre se passe de commentaire : Comme quoi un mot c’est un galop. À lire Claude Favre, si la langue va mal, c’est qu’elle est fille d’un siècle en ruines (le précédent) et si elle survit, c’est pour rire en pleurs faute d’espoir car c’est devenu « un drôle de mix » ; c’est en effet un précis de décomposition in process que livre son A.R.N. agencement répétitif _ voyou, composé du texte éponyme suivi de trois autres ensembles dont une réédition (Interdiction absolue de toucher les filles même tombées par terre, éd. Cousu main, 2011). « Zoom la pagaille la langue » Dans cet accélérateur de particules verbales qu’est l’emportement de son écriture, la langue est soumise à de telles vitesses mentales et à de telles contraintes formelles qu’elle y entre en mutation : les liaisons grammaticales fondamentales se déchirent ou disparaissent, les syntagmes implosent, les mots de liaison se volatilisent ou se regroupent vaille que vaille en chaînes aléatoires. Quant à la ponctuation, soit elle disparaît quasiment, soit elle combat rythmiquement ce qui reste de la syntaxe de l’écrit avec les scansions de l’oralité. Par exemple : Elle, dit, d’efforts à je suis de, n’être suis si je n’ai, tant pis pour moi si la mort est plus cruelle que la vie, elle dit je n’ai plus la tête à, trésor en peines, tous les gens dans ma tête qu’on enlève, l’hôpital en bras-de-fer avec la charité, la mort est ma vivante elle dit, parodie elle dit, qu’on me l’enlève, et litres litres de sang rouge ça vif tort travers belle nature traduis elle dit, qu’on me l’enlève, je suis fatiguée A.R.N., p. 33 Imaginons la langue comme une nébuleuse autour d’un trou noir qui aspire violemment toute matière verbale attirée dans sa proximité et dans lequel disparaissent en vrac tous les vocabulaires possibles, toutes les façons de dire, du plus trivial de l’expression au plus littérairement sophistiqué, où « elle s’en va jusqu’à trop & tard & tohu plus que diable bohu » (Précipités, p. 86). Supposons votre esprit suffisamment éloigné du trou pour ne pas y passer mais assez bien équipé pour observer ce qui s’y perd en tourbillons affolés, que verriez-vous passer ? Le tohu-bohu, c’est la Genèse ; mais aussi Le Bateau ivre : « Et les péninsules démarrées/N’ont pas subi tohus-bohus plus triomphants » ; et puis la mythologie « parce que des enfers descendus sont revenus Gilgamesh, Dionysos, Orphée et Tirésias et Énée » ; d’ailleurs la voilà l’Énéide, avec le mythe de Palinure, ce pilote d’Énée voué par les dieux à périr sacrifié en échange de la vie de tous, si bien « _que Palinure plouf à la mer s’est fait la belle » ; plongeons, chutes, sauts et vertiges, c’est l’axe de chute dans le champ gravitationnel du temps humain : _à traverser les bouches précipités d’histoires quand Kafka dans son journal évoque si fréquemment le saut par la fenêtre comme unique solution Précipités, p. 117 Défilent des lambeaux de récits des atrocités sans précédents du XXe siècle : les meurtres déguisés en suicides par les tortionnaires, les massacres en masse, les dictateurs qui monnaient leurs peuples, et Primo Levi récitant Dante à Auschwitz « pour se dire vivant se dire je suis un être humain ». S’emmêlent à cela les paroles, comme citées de mémoire, de la misère, de la faim, du froid et de l’extrême solitude de la grande pauvreté contemporaine : Un corps traversé du froid c’est crispes an- kyloses, est-ce le temps qui se ralentit, ou est-ce le cœur, sécessions, faims amères et, relents sens dessus dessous et, esprit lent, elle dit non, ce n’est à côté rien, loin de, non, voudrais me taire, taillé cœur, nos réveils lents, que de plus nous, quand certains geignent vacances certains dorment sous des tentes l’hiver dehors, dorment on dit, café chaud A.R.N., p. 41 Et puis tous les lexiques : les mots du besoin, du désir, de la souffrance, ceux du corps, de la mémoire et de l’amour, ceux du déchet et de l’avoir, du cosmos et de la poussière, du silence et des mots, de l’insomnie et de l’extase, de la métaphysique et du quotidien, des humeurs et du sang, des tempêtes et de l’aridité, de l’animalité et de l’angélitude, de l’art et de la barbarie, du dicible et de l’ineffable, de la mort et de la joie et de la farce aussi : comme un abrégé de tous les langages, parlures, styles, tons, niveaux de langue tournant en sorte de maelström dans un creuset sorcier qui aurait l’échelle de l’infini, « un drôle de mix » : scories des langues, beautiful crânes, calvaire variante oh les beaux, tempes hurlent j’entends mes loups chambres d’échos, alors que finira, beau pas q’un peu fou bestiaire comme quoi un mot mâchoires, à langue la pendouille, bien pendue crocs, mal ma tête, est-ce tête, plus qu’un plus qu’un, galop fracturé, contre les tempes du labyrinthe, vous m’auriez dit vous dites du sang mon amour votre bouche c’est du sang, j’aurais dit, sans doute ut pictura poesis, un peu panache à mal encontre, toujours un tantinet […] ...
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