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Le personnage éponyme de la pièce de Shakespeare Richard III, dernier de tous les Plantagenêts, « s’avance sous les feux », comme un figurant « de la nuit qui dormait en chacun de nous », pour reprendre la formulation de Daniel Mesguich dans Estuaires (Gallimard, collection Hors série Littérature, 2017). « Si l’acteur, sur la scène, s’avance masqué », – et c’est le cas, chez Thomas Ostermeier, de Richard, avant la visite nocturne des spectres –, « c’est pour que mieux se démasque à lui-même, assis dans la salle, le spectateur. » « Les personnages de théâtre ne sont pas. Ou, s’ils sont, remarque avec justesse Daniel Mesguich – et cela s’applique parfaitement à certains personnages de Shakespeare, parmi lesquels figurent, en bonne place, Hamlet et Richard –, ce n’est que de se faire les révélateurs (comme on dit en photographie) de ces forces mystérieuses que nous sommes, que nous devenons. Sur les théâtres, ces choses (qui ne sont pas des choses) – ces spectres, ces flux d’êtres, ces lignes improbables (et chaque nouvelle mise en scène leur donne, par de nouveaux acteurs, visage nouveau) – s’avancent soudain en pleine lumière devant le spectateur désaveuglé (la lumière s’étant, dans la salle, éteinte sur lui, c’est la condition), et lui montrent enfin – c’est le moment de la re-présentation – telles prises de figure (comme on dirait « de parole ») de l’infigurable en lui… en nous. Car aussi l’opération se fait, au théâtre, en commun. En propre, et en commun. » La première représentation répertoriée d’un Richard III de Shakespeare date du 16 novembre 1633, par les Comédiens du Roi, à la Cour, devant Charles Ier et la reine française Henriette Marie. Marqua fortement les esprits David Garrick, qui devint immédiatement célèbre en 1741, dans ce premier rôle, « pour son geste de terreur "sublime" en Richard III hanté sous sa tente, à la veille de Bosworth, qui lui valut d’être immortalisé par William Hogarth dans une toile de 1745 » (Musée de Liverpool). Plus récemment, il y eut Ian McKellen – Gisèle Venet s’en souvient avec émotion –, « seul en scène dans Acting Shakespeare, en 1977, sur la scène de l’Odéon à Paris, vêtu d’une banale chemise, sans accessoire, sans grimage, on pourrait dire sans grimace […], [qui] incarnait tour à tour Roméo, Hamlet, Antoine, César, Macbeth, puis [qui], soudain, par le simple rehaussement d’une épaule, une torsion légère du cou, un effet de bascule à peine marqué d’une hanche, […] devenait instantanément ce Richard contrefait qui laisse filtrer des mots trop précis d’un texte entre des lèvres soudain mal ajustées, les chargeant d’une cruauté inouïe. » Beaucoup plus récemment, il y eut, à Chaillot, la vision pétrie d’intelligence d’Ivo van Hove – cela restera l’un de mes hauts souvenirs liés au théâtre –, vision d’une acuité sœur de la plus grande sensibilité (sincérité) qui soit (servie magnifiquement par la scénographie et les lumières de Jan Versweyveld), avec la fin (l’aboutissement) de Kings of War (Chaillot, du 22 au 31 janvier 2016), spectacle né tout à la fois de Henri V, de Henri VI et de Richard III, avec une traduction de Rob Klinkenberg et une adaptation de Bart van den Eynde et Peter van Kraaij (production Toneelgroep Amsterdam, coproduction Barbican à Londres, Théâtre National de Chaillot, Wiener Festwochen à Vienne, BL!NDMAN à Bruxelles, Holland Festival à Amsterdam et Muziektheater Transparant à Anvers). Pour en revenir à la scène de l’Odéon, il y eut la mise en scène de Thomas Jolly, que j’ai détestée (platement illustrative, gratuitement ludique, dévoyant – en le noyant dans des flots de musique outrée ponctuée par des faisceaux lumineux nés du goût du metteur en scène pour Star Wars – l’intégrité du texte de Shakespeare, alors même qu’il l’a – Ô paradoxe ! – conservé dans son entier…), du 6 janvier au 13 février 2016. Et, du 21 au 29 juin 2017, la reprise (déjà évoquée) du Richard III « de » Thomas Ostermeier, directeur de la prestigieuse Schaubühne de Berlin (voir un aperçu de la saison 2017-2018 ici) – en allemand surtitré –, avec Thomas Bading, Robert Beyer, Lars Eidinger, Christoph Gawenda, Moritz Gottwald, Jenny König, Laurenz Laufenberg, Eva Meckbach, David Ruland et le musicien Thomas Witte, – reprise que j’ai adorée (Avignon fut le lieu de sa création, en 2015). La réussite – extrême – du Richard III « d’ »Ostermeier tenant à l’alliance, si féconde, entre le metteur en scène et « son » comédien Lars Eidinger, qui ne joue pas – à proprement parler – Richard, mais Lars jouant Richard. Ce faisant, il illustre la définition que Daniel Mesguich donne du comédien : « Tout acteur qui entre sur le théâtre n’est plus tout à fait une personne. Il est une indécision, si l’on veut, entre acteur et personnage ». Combattant, de tout son corps, de toute son âme (mais avec douceur : la douceur qu’incarne une apparition dans sa vérité), le quatrième mur, Lars Eidinger permet à Ostermeier d’affirmer (dans Le Théâtre et la peur, traduction de Jitka Goriaux Pelechová, préface de Georges Banu, Actes Sud, collection Le temps du théâtre, 2016) : « […] la scène sans s’abriter derrière le quatrième mur stanislavskien laisse les courants circuler, permet aux énergies d’éclater au vu et au su de la salle. Nous sommes également impliqués […] ». Lars Eidigner permet à Ostermeier de faire du spectateur « un partenaire et non pas un destinataire », et de faire du théâtre un art du moment. « Ce qui m’intéresse de plus en plus, confie ainsi le metteur en scène à Georges Banu, c’est l’art du moment, dans le sens où je rêve de retrouver la vérité du moment sur scène. Augenblickskunst : l’art de l’instant. L’utopie, c’est une vraie rencontre sur scène, entre les personnages, avec les acteurs, où, à partir du rythme de la scène, à partir de la situation, à partir de la joie d’être sur scène, il naît un oubli d’être sur scène ; c’est alors que la "vraie" rencontre avec la situation, avec le partenaire, avec le public peut avoir lieu. Cela se déroule au temps présent sur la scène et ne peut pas être calculé auparavant dans la salle...