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[Chronique] François Rannou, Poésie et livre électronique : une question d’espaces

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Voici le deuxième volet du dossier consacré à François Rannou. Voir le premier : ici. Le livre électronique (ou livre numérique) est un support neuf qui n’a, jusqu’à présent, pas été beaucoup investi par les poètes. On trouve surtout les livres de poésie numérisés — classiques ou contemporains, dont les fichiers PDF reprennent la forme traditionnelle du livre papier. Il est d’ailleurs à noter que le PDF se justifie souvent par la volonté justement de respecter scrupuleusement la mise en page de l’auteur — faisant ainsi du livre numérisé la simple copie-écran du livre papier[1] sans réfléchir véritablement à la spécificité du nouveau support. C’est à cette différenciation et à ses implications que je m’attacherai tout d’abord. Je tenterai ensuite de montrer ce que le livre électronique, dans ses formes possibles, doit aux recherches des poètes, surtout à partir du 19ème siècle. Enfin, je ferai état de réalisations, de propositions ou projets que je mène actuellement dans le cadre de mon travail d’auteur et éditeur (aux éditions Publie.net[2] et comme directeur de la revue Babel heureuse chez Gwen Catala éditeur). Livre papier et livre numérique n’offrent pas le même espace, ne s’intègrent pas dans les mêmes dimensions, c’est une évidence. La page du premier implique un format défini, un équilibre des blancs, une aération, une matière, un toucher, une lisibilité dont se soucient tout particulièrement les poètes pour qui ces éléments jouent un rôle essentiel. Mais c’est par analogie qu’on tourne les pages du livre numérique. En fait, la page a disparu au profit de l’écran, espace multimodal ouvert dont les dimensions s’adaptent aux divers objets qui, quelle que soit leur taille, permettent de lire un ebook (je peux ainsi avoir accès au dernier ouvrage de Virginie Gautier[3] sur mon smartphone, mon Iphone, ma tablette, mon Ipad ou ma liseuse ; sans que la dimension de l’écran restreigne l’apparition du texte). Alors que le livre papier intériorise l’espace de la parole, le resserre dans un cadre accessible par le recueillement, la concentration — ce n’est qu’à cette condition qu’il peut se déplier chez le sujet-lecteur —, il en va tout autrement pour ce que peut être un livre électronique de poésie qui, lui, extériorise cet espace en l’ouvrant à ce qu’on peut appeler (avec Patrick Beurard-Valdoye) les arts poétiques : vidéo, musique, performances, peinture, danse, etc. En effet, ce nouveau support permet, par sa caractéristique multimédia, d’intégrer des éléments sonores, visuels qui ne doivent pas être considérés comme des suppléments ou des documents venant enrichir, presque de manière décorative ou illustrative, l’ouvrage. Le livre numérique devient ainsi un objet cohérent à la fois clos et ouvert, ayant sa propre autonomie, lisible à tous les sens (ou presque) immédiatement (on est loin de ce que tente[4] le livre papier lorsqu’il est accompagné d’un CD qui n’est trop souvent que la trace mémorielle de ce qui est écrit). Dès lors, il s’appréhende d’un seul tenant, différents temps créant leur jour dans la simultanéité légèrement différée de la lecture. L’ouvrage s’écrit à une ou plusieurs mains, confronté à des nécessités techniques exactement dans l’esprit des collaborations entre musiciens ou artistes et poètes. Ces derniers d’ailleurs sont, pour ainsi dire, à l’origine de ce qui se dessine plus haut par leurs recherches, le livre numérique les rendant réellement possibles, enfin, dans la variété de leurs intuitions. Il ne s’agit évidemment pas de retracer ici une histoire des avant-gardes, par exemple, mais de montrer comment, avec une constance soutenue et éclairante, certaines personnalités, certains mouvements ont voulu que le livre s’affranchisse de son espace clos afin que le monde, notre réel, la pensée, le langage, le corps, puissent être portés par le lieu ouvert d’un liber[5] aux frontières explorées et renouvelées. Le livre électronique s’avère alors, il suffit de le constater, une possibilité résultant de la coïncidence entre une évolution poétique caractérisée par la richesse, l’inventivité de ses tentatives et expériences, et une évolution technologique à laquelle les poètes, en premier, se sont intéressés parce qu’elle leur permettait d’envisager une autre solution que le livre à leur souci de renouvellement poétique — techniques et machines sont vues d’un œil de bon augure comme des nouveaux moyens d’impression, autrement que mais pas contre le livre traditionnel. Autrement, oui, car cette recherche d’espace autre (plus vivement présente dès la fin du 19ème siècle et durant tout le 20ème, parallèle, remarquons-le, à l’essor technique, scientifique et aux nouveaux supports qui en découlent) implique la prise en compte de dimensions jusque là mises en réserve : ce sont les dimensions sonore et visuelle. Que l’oralité soit figurée dans le poème par la ponctuation (chez Corbière[6] par exemple) ; que son rythme soit perçu non plus seulement par le vers libre étendu mais par l’unité nouvelle qu’est, chez le Mallarmé du Coup de dés[7], la double page ; que la lettre même puisse révéler sa sonorité enfouie (du futurisme de Marinetti[8] à la poésie sonore d’Henri Chopin[9] sans oublier les expériences de poésie phonétique, tels le morceau dit par Hugo Ball[10] au Cabaret Voltaire en 1915, la Ursonate de Kurt Schwitters[11] composée entre 1921 et 1932 ou encore la trop oubliée musique verbale de Michel Seuphor[12] dès 1926) ; que la simultanéité des sensations et des traits divers du monde apparaisse audible, voilà ce qu’il faut désormais faire à nouveau entendre — autrement. Que l’aspect visuel voire pictural du poème ait été recherché grâce à l’agencement typographique ou aux collages (de Schwitters encore à Pierre & Ilse Garnier en passant par Cobra pour citer quelques phares seulement), voilà ce qui devrait inspirer l’écriture poétique pour le livre numérique. On pourra aussi considérer entre autres comme précurseur, en ce qu’il allie dimensions visuelle et sonore, le livre du constructiviste El Lissitzky, Dlia golosa[13], composé par des créations typographiques et des poèmes de Maïakovski à lire à voix haute, les images typographiques guidant l’intonation de la lecture. Ou écouter Apollinaire appeler de ses vœux cette poésie novatrice à l’écoute des arts naissants de l’époque : « Il eût été étrange qu’à une époque où l’art populaire par excellence, le...

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