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[Entretien] Entretien avec David Lespiau (Critique et création 4, par Emmanuèle Jawad)

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Série "Critique et création" : 1. entretien avec Jean-Marie Gleize ; 2. avec Jean-Philippe Cazier ; 3. avec Sylvain Courtoux.   Emmanuèle Jawad : Dans un article sur la question de la Critique de la poésie1, tu écris « La lecture dans la nuit, par exemple, à différents réveils, d’un même passage, prend tour à tour leurs voix. Présence-absence de monde (récit ?), rythme interne pressenti, prosodie rejouée mentalement – à chaque fois, autrement. Récupérer le sommeil qui permet d’en parler ; sa forme. Réellement, et analogiquement (nuit-critique ou sauvée sommeil-lecture…) ». Un nouveau livre de création portant ce titre Récupération du sommeil (éditions Héros-Limite) vient de paraître. Des liens apparaissent ici entre le texte critique qui évoque la « nuit-critique » et la nécessité de « récupérer le sommeil » et le titre même de ce nouveau livre. Quels passages, liens et écarts, ruptures s’opèrent entre le texte critique et le texte de création ?   David Lespiau : L’idée centrale est que le poème modifie la pensée, provoque en elle des mouvements nouveaux. L’article dont tu parles reprend certaines formulations testées auparavant dans un livre hors-commerce, [Autocuiseur] 2, livre qui essaie de donner des pistes sur ce qui se joue, ou une auto-observation de ce qui se passe, pendant l’écriture. Ces phrases que tu cites, tirées de là, modifiées et complétées ensuite, évoquent l’intériorisation d’un matériau, rejoué plusieurs fois mentalement, pour parvenir à une forme juste, finie, qui semble pouvoir ensuite vivre toute seule sur le papier. Rejouer plusieurs fois une forme mentalement, cela passe par des phases plus ou moins conscientes, notamment celles de la rêverie, du sommeil, voire de l’oubli momentané et de la remémoration ; avec une tendance personnelle à considérer que les phrases les plus justes s’oublient le plus facilement — elles glissent ; et il faut alors se débrouiller pour les retrouver, sans savoir à la fin si on les a vraiment retrouvées. Cette phase de travail, qui évolue sur un temps assez long, ne diffère pas beaucoup d’un travail d’écriture critique, si ce n’est que le matériau de départ est alors complètement extérieur ; c’est un texte, un livre, lu et relu. Et ce livre, ce texte à critiquer ou à chroniquer, est un problème, devant lequel apparaît à chaque fois la nécessité de tout reprendre à zéro. C’est un moment où vont s’affronter des esquisses de commentaire sur la forme et la structure du texte, et la sensation prégnante que l’essentiel n’est pas là, que le poème est complètement réfractaire à toute approche discursive — un temps, justement, où l’intériorisation du texte va s’opérer naturellement, ce qui va régler le problème, autrement. Après quelques jours et nuits à se déplacer avec ce problème à résoudre, des éléments s’en détachent, qui vont ressembler à des débuts de solutions, des fragments qu’il faudra bientôt essayer de coudre ensemble, puis remonter vers une forme continue qui constituera le texte critique. C’est aussi un temps et un espace où le poème va jouer sa propre guerre, c’est-à-dire produire un effet sur la pensée, la modifier, la contrer. Récupération du sommeil est effectivement un livre qui se tiendrait sur ce seuil-là, entre différents modes de pensée qui se rencontrent, se mêlent, s’échappent vers quelque chose d’autre, où la complexité est dépassée par une espèce d’évidence intégrant les contraires, les faisant jouer, tourner. Mais Récupération du sommeil n’a pas à remonter vers la forme articulée du discours, de l’essai ; il tente des équilibres flottant, des articulations fugitives, des agencements… Oui, dans une forme d’écriture critique possible, souhaitée, il s’agit de récupérer un mode de pensée où tout est fluide, où l’intuitif et le discursif sont mêlés, où les motifs des textes et de leurs commentaires sont tressés, où il devient possible de fabriquer des petites machines qui ressemblent à des concepts sur-mesure, où peuvent se produire des courts circuits pour prendre la pensée de vitesse, et accompagner les micro-mouvements, la forme, l’effet d’un texte poétique, pour écrire quelque chose sur lui sans le trahir ni le réduire, capter en lui ce qui échappe de façon essentielle à la préhension. Les termes de nuit-critique, de nuit sauvée, de sommeil-lecture, sont des repères personnels. Les deux premiers évoquent toute l’œuvre critique de Walter Benjamin, son refus de liens trop rationnels, de fixation dans une logique, un système, et toute la recherche à partir d’un matériau documentaire et de fragments de pensée réunis, collectés, repris dans une composition qui, par refus de tout savoir figé, préétabli, invente quelque chose de nouveau dans l’ordre de la compréhension des œuvres, et au-delà. Le troisième évoque la pensée de Maurice Blanchot, dont les lignes sur le sommeil et la nuit soulignent l’intimité avec un centre, le rassemblement tout entier de l’esprit en un point, le déploiement de la pensée dans un espace apaisé de pur possible. Ces nuits-là sont des zones où ils s’avancent, en toute confiance, pour abandonner et reprendre une pensée, continûment travaillée de façon contrôlée ou non, et se transformant en permanence. Quelque chose est passé, ou s’est passé, dans cette nuit ; le « s’ » fait le lien, en miroir, entre le texte et son lecteur. C’est ici, d’abord, une nuit contenue dans le poème, toute la négativité que le poème comprend, nécessite pour sa combustion. Et c’est une nuit de la compréhension du lecteur, une traversée nécessaire, en aveugle, sans repère, qui durera autant que nécessaire, jusqu’à pouvoir lire enfin ce qui se passe dans un texte ; et en parler, au moins en partie, aussi nettement que possible, dans un autre texte. Ces deux formes de nuit peuvent se toucher, avec un peu de chance et de travail. Les phrases règlent ça. Alors que le vers ouvre l’espace, trace des lignes, des directions…, la phrase arrive facilement à constituer des limites, des frontières, des murs. Le vers peut tout intégrer. Les phrases sont au contraire particulièrement finies, et c’est dans leur enchaînement que quelque chose d’autre va jouer ; chaque phrase, par la grammaire, la ponctuation, le rythme, étant réglée pour tenir son rôle dans...

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