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[Recherche] Pierre Jourde ou l’écriture du non-vouloir, par Thierry Durand

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Pierre Jourde ou l’écriture du non-vouloir Thierry Durand, Linfield College (USA)   “Un jour, je dormirai” (Pierre Jourde,  L’Heure et L’Ombre).   « Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.  La charité est cette clef. — Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !  Tu resteras hyène, etc…, se récrie le démon […] » (Rimbaud, Une saison en enfer, Prologue).   La réputation de Pierre Jourde est celle d’un pamphlétaire, mais il est aussi romancier et il a déjà derrière lui une œuvre conséquente et militante de théoricien de la littérature.  À cet égard, il le dit et l’écrit à de nombreuses reprises, la littérature est liée à la vérité, à celle du rapport à soi et au monde: “La vérité, c’est le travail de la littérature”, déclare-t-il dans un entretien sur France Culture (« L’Adieu aux paysans », Répliques, 22/11/2003 / FC).  Or, que se passe-t-il, demande Jourde, lorsque le récit s’attarde à ces expériences à la fois communes et précieuses de l’immanence que sont, par excellence, l’amour, le deuil ou encore la colère ; lorsque nous sommes ainsi tout à notre amour ou tout à notre chagrin, ou bien absorbés dans la colère ?  Doublant la revendication la plus fondamentale de l’individu à l’identité, au réel, “il y a toujours, tout au fond, […] quelque chose [qui] s’en fout” (Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 39 / PN) et qui révèle “notre défaut de réalité” (Littérature et authenticité, L’Harmattan, 2001, p. 52 / LA)[1], écrit Jourde ; nos grands moments ne sont au fond que des fictions, que des “opérettes” — ce dernier mot revient à de multiples reprises dans Littérature et authenticité.  Voici donc l’obsession qui occupe le centre des réflexions jourdiennes et hante le cœur de ses romans : “Nous ne sommes pas à nous-mêmes”,  lit-on sur son blog dans un article intitulé “À quoi sert la littérature?”[2]; “Nous n’y sommes pas”, dit Littérature Monstre (L’Esprit des péninsules, 2008, p. 19 / LM) [LA, 25] ; c’est là, formulation-témoin d’un principe de raison insuffisante, le leitmotiv de sa théorie et de sa pratique littéraires ; Littérature et authenticité y insiste : “Nous ne sommes pas à ce que nous faisons” (63) ; nous sommes “hors de notre véritable lieu” (13) ; “J’ai beau faire, je n’y suis pas” (40).  Telle est, selon Pierre Jourde, l’originalité de l’expérience de l’écriture littéraire, à la fois son mensonge romantique et sa vérité romanesque, son retour éternel à ce qui manque et l’objet d’un congédiement essentiel puisque, écrit-il après Blanchot dont s’inspirent ses travaux pour une part non négligeable, “la parole directe compromet ce qu’elle désigne” (LM, 484).  Considérée à l’aune d’une “altérité primordiale sans qualités” (LA, 199) qu’il appelle aussi fadeur, c’est ainsi la question du rapport entre fiction, vérité et réel que soulèvent ses récits et sa critique.  Elle interroge ce privilège – qui distinguerait la littérature des autres formes de savoir – d’aller, en quelque manière, à la chose même, et remet en cause la prétention littéraire d’éviter ce costume mal taillé qu’est l’approche conceptuelle de la réalité pour la saisir du dedans.  C’est ce paradoxe exemplaire qu’il faut éclaircir dans l’œuvre de Jourde : si, selon le mot de l’écrivain, nous sommes des “bêtes à secréter de la fiction” (FC), comment la fiction elle-même peut-elle nous aider à sortir de sa fausse naturalité ?  Ou, selon la formulation de l’écrivain, “comment sortir de la fiction par la littérature” (FC) ?   Écrire contre Kant L’ambition de réveiller le lecteur de son approche dogmatique de la réalité, c’est-à-dire de ses fictions, trouve chez Jourde sa raison première dans une certitude intime de la conscience qui s’éprouve comme divisée et inactuelle.  Jourde, qui a étudié la philosophie, souligne cette radicalité de l’expérience avec l’utilisation d’un vocabulaire kantien et, à travers cet emprunt, par la reprise au compte de la littérature de l’ambition épistémologique qui est celle de l’auteur des critiques : la littérature, explique Jourde, examine rien moins que les conditions de possibilité de “l’intelligibilité” ; contre “les calcifications mentales” (LM, 19) et le “sommeil dogmatique” (LA, 66), l’écriture “crée les conditions d’une expérience et d’une intelligibilité” (LM, 29) ; la littérature est “la recherche des limites” (LM, 15) ; elle exerce “un travail critique” (LM, 19) et doit envisager comme une “propédeutique” (LA, 200).  Le terme “intelligibilité”, à la connotation plus inaugurale que celui, kantien, de “connaissance”, introduit une différence notable : pour Kant, “l’intelligible” est l’inaccessible noumène ; concept en quelque sorte “négatif”, il demeure inconcevable et ne fonctionne que comme idée régulatrice quant aux limites de l’entendement.  Chez Jourde, au contraire, l’intelligibilité fait de la littérature l’expérience non des limites imposées au bon fonctionnement de l’entendement par le tribunal de la raison, mais bien plutôt celle d’une sensibilité ou d’une intuition plus large, impossible chez Kant, et qui s’ouvre à un monde qui la comprend et dont la vérité l’excède.  La littérature doit être ainsi entendue “comme un retour au réel dans sa complexité, [un] élargissement du champ du sensible” ; elle consiste à éveiller “de nouvelles dimensions de la sensibilité” (“A quoi sert la littérature ?”, op. cit.).  C’est dire la mesure ou la démesure du projet métaphysique jourdien (et, par suite, son anti-kantisme) et son souci d’un rapport avec quelque chose de plus originaire que le “phénomène”.  À travers sa référence à Kant, c’est ainsi l’éminence de la littérature dans son rapport à la vérité que Jourde met en valeur.  Or, placée ainsi comme au seuil, à l’orée ou à l’aube de l’existence, la conscience narrative ne part pas de rien : l’intelligibilité jourdienne est d’abord l’expérience de ce qui la précède, de la pré-réflexivité qui l’enveloppe et la défait.  C’est cette pré-réflexivité déformante, critique de la structuration kantienne de l’entendement par les catégories, qui est à l’œuvre dans ses romans et récits.  La conscience jourdienne est ainsi affectée avant d’être entendement et cela est évident dans les...

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