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[Chronique] François Crosnier, Avec une force épouvantable (à propos de Fabienne Létang, Chambre froide)

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Fabienne Létang, Chambre froide. Textes d’Amandine André, A. C. Hello et Liliane Giraudon. Les Presses du réel, collection « Al Dante », hiver 2020-2021, 96 pages, 20 €, ISBN : 978-2-37896-205-0.   Mars, avril, mai 2020 : en pleine période de confinement, Fabienne Létang conçoit et réalise dans son studio les performances photographiques qui composent la partie visuelle de Chambre froide. La polysémie du titre (la « chambre » est également un appareil photographique de grand format) oriente le lecteur vers une réception des images comme partie d’un dispositif industriel (le lieu de conservation) que confirme l’omniprésence, parmi la trentaine de photographies présentées, d’une ouvrière en bleu de travail. « La mamelle de l’ouvrière », « Machines à nourrir les machines à manger » : les corps féminins sont d’emblée inscrits dans une relation fonctionnelle, qui ne tarde guère à devenir agonistique (« Le procès », « L’accusation »). Deux corps s’affrontent, dans une série de variations sur le thème de la contrainte – et placées sous l’invocation de « Surveiller et punir », livre figurant dans l’une des photographies –, donnant lieu à la mise sous le regard du lecteur de situations de nourrissage ou de refus d’alimentation, de domesticité, d’imposition (« Les mesures économiques »), pour culminer avec l’image de la « mort ouvrière » représentée par une Pietà effectuant l’ostension du vêtement de travail. Pour autant, ce n’est pas un chemin de croix qui est donné à voir, mais bien plutôt la « description d’un combat » dont, qui sait, l’issue pourrait être à l’avantage de l’exploitée (la photographie « Déconfinement » montre l’ouvrière reprenant le dessus avec ses poings). L’iconographie religieuse classique est ici détournée au profit d’une vision matérialiste (« dialectique » comme l’indique le titre de deux photographies), dont le paratexte donne la clé : « Fabienne Létang … considère l’art comme la production de gestes, de conduites et d’actions participant d’une tentative toujours renouvelée de questionner le monde ». À la traversée de cette « chambre froide », trois auteures : Amandine André, Liliane Giraudon et A. C. Hello ont été invitées à participer. Les textes réunis ici entretiennent un rapport différent aux images : celui de Liliane Giraudon, Ce qu’il reste d’Eurydice, dont le découpage suit l’ordre des photographies, s’y réfère explicitement. En revanche, les textes d’Amandine André (Agôn) et d’A. C. Hello (La fabrication d’une bombe, Désobéissance à la lumière et Sa mère la pute), dont certains sont antérieurs au travail de Fabienne Létang, laissent à l’imagination du lecteur le plaisir d’y retrouver ses propres échos. Amandine André, dans sa très dense ouverture, joue sur l’opposition (ou plutôt la lutte, Agôn) entre la souffrance et la douleur pour caractériser les régimes d’existence et d’intensité de l’une et de l’autre : « l’état particulier », formule qui revient en leitmotiv de ce texte fort, est un « état d’absolu au monde et à soi » en ce qui concerne la douleur, tandis que la souffrance est un « état de confusion une sorte d’état qui totalise la somme du négatif » : On le sait la douleur est une intensité de la vie. Elle vient l’habiter et la rend palpable à celui qui la ressent. (…) La douleur s’apprivoise jamais la souffrance qui est un état sauvage et qui ensauvage. De cette lutte, au moins sur le plan esthétique, sort vainqueur la douleur : La douleur est utile à la beauté c’est un besoin qu’elle a c’est un besoin et un outil que la beauté a utilisé dans l’histoire. Beaucoup moins abstraits, les trois textes d’A. C. Hello font surgir des figures de femmes dont la première, « aux réactions élémentaires jusqu’à un certain point », est décrite comme « noire de pensées tout à son excès de penser fort » dans un récit lui-même excessif dont les termes (« chatte cuite et brisée », « morceau de mort collé sur le bout de ses doigts dont il étudiait le mécanisme avant d’enserrer son cou ») renvoient à la perpétration d’un viol indéfiniment réitéré (La fabrication d’une bombe). Dans Désobéissance à la lumière, la figure qui prend la parole sous le nom de Babak énonce, dans une forme de ressassement, la condition immémoriale d’accusée, de condamnée[1], de maudite, de « tout en bas », de celle « qui n’a plus de Nom » : Bête immobile Je parle sans bruit. Ils n’ont pas détruit en moi Ce qui annule leur langue. Ma parole est encore lente. Enfin, dans Sa mère la pute (2016), A. C. Hello interroge, avec un humour certain, la fabrication du féminin dans un récit mêlant description du bas-corporel maternel : Une mère se rompt. Presque la moitié de son corps tombe au pied du lit. Elle la scrute. Elle n’y voit rien qu’un œil ouvert dans un gros dos surmonté de trois dents et discours de la fille « émergée à la surface du monde crevé », laquelle commente sa position dans le monde et son statut de « fille périssable ». La narration, comme la mère, « déconne sec », faisant appel aussi bien au registre de l’imaginaire surréaliste qu’à celui du polar, mais un polar décalé où les forces de l’ordre se livreraient à des considérations grotesques sur l’éducation : De manière générale, les gens qui réussissent leur vie, ont eu la télévision depuis la naissance. Et ceux qui lisent des livres, ont tendance à la rater, croyez-moi. Démentant le constat ici énoncé sur « le fin mot de tout ceci, à savoir que nous sommes foutus et que nous ne sommes pas prêts », les textes d’A. C. Hello manifestent « avec une force épouvantable » la résistance par l’écriture. Liliane Giraudon, on l’a dit plus haut, inscrit son texte dans l’espace ouvert par les photographies de Fabienne Létang, mais choisit de manière subtile le détour par le mythe. Ainsi, pour prendre un exemple, Ce qu’il reste d’Eurydice commente « Pietà : mort ouvrière », image déjà citée, de la manière suivante : Quelle scène non jouée et pour quelle dépouille (…). On peut toujours bégayer les gestes d’une inusable Pietà. Sans cesse les corps s’effacent. Eurydice, par exemple, sur le point de quitter les Enfers. Tandis que hors champ, les nichons de Tirésias scintillent comme des calamars. Ici, l’attention littérale portée au sujet, qui n’omet aucune des caractéristiques de la photographie, se double d’une interprétation qui permet au lecteur de convoquer tout un...

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